• #6. Quelqu'un... quelque part...


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  • Il était une fois, une jeune fille bien née dont la beauté n’avait d’égale que son absence de jugement. Tant et si bien que ses parents l’avait baptisée le plus modestement du monde la Belle.

     

    Un jour, son père décida qu’il était temps pour elle de prendre un mari. Aussi, la Belle lui répondit qu’elle ferait selon son bon plaisir et qu’elle se marirait au premier homme qui se présenterait au castel parental.

    Or, il arriva qu’on s’y présenta et s’annonça auprès de la Belle qui s’empressa de recevoir son futur époux. Seulement, qu’elle ne fut pas sa surprise en découvrant que ne l’attendait pas un mais deux prétendants. Deux frères qui de plus étaient princes !

    L’aîné était aussi beau que le cadet était laid, mais son sourire niais et ses yeux vides trahïssaient ce même vide qui emplissait l’intérieur de son crâne, tandis que le cadet était dôté d’une intelligence sans pareille.

    Très ennuyée, la Belle qui n’avait aucune espèce de jugement ne voulut choisir l’un plutôt que l’autre. Aussi leur dit-elle qu’elle épouserait le premier des deux qui lui rapporterait le plus beau trésor que la Terre ait jamais porté.

    ∴ 

    Trois mois plus tard, on se présenta et s’annonça de nouveau auprès de la Belle qui s’empressa de recevoir celui qui serait son futur époux, impatiente de découvrir qui de ses deux prétendants était arrivé le premier et avec quel présent. Seulement, sur le perron, l’attendait les deux frères.

    L’ainé lui présenta une caravane de chameaux tout droit venue du Grand Désert du Sud rien que pour elle. Chacun des douze chameaux qui la composaient portait sur leurs bosses deux énormes paniers desquels débordaient ors et pierres pré­cieuses.

    « Voilà un trésor si beau qu’elle ne pourra me refuser sa main ! » pensa le prince aîné.

    Le cadet, lui, lui présenta un petit miroir cerclé d’airain finement ciselé qui renvoyait à la Belle son propre reflet. À cela, le cadet ajouta :

    — Ma Belle, laissez-moi vous montrer le plus beau trésor que la Terre ait jamais porté : vous !

    « Voilà un compliment qui fera sans doute fondre en larmes son cœur de demoiselle énamourée ! » pensa le prince cadet.

    Seulement, les espoirs des deux princes furent réduits à néant car la Belle ne réussit, cette fois encore, à choisir l’un plutôt que l’autre. Aussi leur dit-elle qu’elle épouserait le premier des deux qui lui rapporterait la chose la plus laide que la Terre ait jamais portée.

    ∴ 

    Trois mois plus tard, on se présenta et s’annonça auprès de la Belle qui s’empressa de recevoir celui qui serait son futur époux. Seulement, sur le perron, l’attendait une fois encore les deux frères.

    L’ainé lui montra la « bête » la plus monstrueuse que la Terre ait jamais portée. Mi-homme mi-éléphant, le corps de cette chose-là était déformé par d’inombrables excroissances. Assurément, nulle autre chose ne pouvait porter mieux ce titre de « créature la plus laide de la création », si bien que la Belle en frissonna d’effroi.

     « Voilà une « bête » qui va me valoir la main de cette Belle ! » pensa le prince ainé tandis que dans son dos, l’homme-éléphant s’agitait à l’intérieur de sa cage tout en criant qu’il était un être humain et non un vulgaire animal !

    Le cadet, lui, présenta à la Belle le même petit miroir cerclé d’airain qui, cette fois, renvoyait son reflet de prince laid. À cela, il ajouta :

    — Ma Belle, laissez-moi vous montrer la chose la plus hideuse que la Terre ait jamais portée : moi !

    « Voilà une auto-critique qui fera sans doute grand effet à cette Belle ! » pensa le prince cadet.

    Mais pour la troisième fois consécutive, la Belle ne sut choisir l’un plutôt que l’autre. Aussi leur dit-elle qu’elle épouserait le premier sur qui son père poserait le regard.

    Au même instant, ledit patriarche sortit en trombe de sa demeure, excédé au plus haut point des indécisions incessantes de sa fille. N’eut-il pas sitôt posé le pied sur la première marche du perron que son regard, lui, se posa sur l’homme-éléphant qui gesticulait dans sa cage et qui, toujours, revendi­quait sa condition d’être humain.

    — Qu’est-ce que cette chose ? interrogea le père de la Belle au bord de la nausée.

    Ce à quoi, la Belle répondit gravement :

    — Mon mari, mon père… Mon mari !

    — Comment ? hurla le père au bord de la crise de nerf. Vous moquez-vous de moi, ma fille ?

    — Une promesse est une promesse : j’avais dit que j’épouserai le premier sur qui vous poseriez le regard ; j’épouserai donc Monsieur… Monsieur comment au juste ? demanda la Belle un peu rebutée, quand même, à la « Bête ».

    — John Carrick Lackland, répondit l’homme-éléphant un peu étonné mais grandement satisfait.

    Tout fut bien qui finit à peu près bien pour tout le monde : le soir-même, on célébra les noces de Mademoiselle Belle avec Monsieur John Carrick Lackland, l’homme-éléphant. La première était comblée d’avoir trouvé un mari sans avoir eu à porter de jugement, elle qui n’en avait aucun ; quant au second, il était ivre de joie d’être enfin reconnu en tant qu’Homme.

    Concernant les deux prétendants royaux, l’ainé soupira d’aise de ne pas avoir à épouser cette Belle qui préférait se marier à une « Bête » plutôt qu’au plus bel homme que la Terre ait jamais porté, tandis que l’intelligence du cadet était flattée de ne pas avoir, lui, à épouser cette même jeune fille dont la seule qualité était d’être belle.

    Moralité :

    Ce que l’on voit dans cet écrit,

    Est moins la vérité même qu’un conte en l’air.

    Car dans la vraie vie, je vous le dis,

    Même dénuée de tout jugement expert,

    La Belle eut préféré choisir le prince cadet

    Plutôt que d’avoir à épouser l’éclopé,

    L’Elephant Man si bien nommé.

    Quant à vous, qu’auriez-vous choisi :

    La beauté ou l’esprit ?

    Le compliment ou l’argent ?

    L’ainé ou le cadet ? Sans mentir !


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  • Il était une fois une petite sirène que son père, le puissant Roi du peuple de l’Océan Pacifique, décida d’appeler Tallulah, en raison de la violente tempête qui agitait les eaux de son royaume, le soir de sa venue au monde – Tallulah voulant dire « eaux bondissantes ».

    Comme bien d’autres de ses sœurs, grandit avec Tallulah sa curiosité pour le Monde de la Surface : celui des humains. Lorsqu’elle atteignit l’âge de raison, le Roi lui permit de monter à la surface les trois nuits qui suivraient celle de son seizième anniversaire.

     

    La première, il ne fallut pas plus de quelques secondes à Tallulah pour rejoindre la surface. Et la première chose sur laquelle ses yeux se posèrent fut un jeune homme à peine plus âgé qu’elle qui pêchait assis à bord d’une petite barque. Elle le trouva si beau qu’elle le chanta pour elle : c’est là la plus belle preuve d’amour qu’une sirène puisse offrir à l’élu de son cœur !

    Puis, ignorant les recommandations de son père qui se faisaient insistantes dans sa tête – « Les Immortels que nous sommes n’ont pas le droit de se rabaisser face aux mortels. Aussi, lorsque tu seras à la surface, tu ne devras ni leur parler, ni même baisser les yeux ou encore rougir de t’offrir aux leurs. Parce que tu es une Immortelle, tu es Tout ; et parce qu’ils sont mortels, ils ne sont rien – sinon ennuis ! », la petite sirène nagea jusqu’au jeune pêcheur sans cesser de le chanter.

    Lorsqu’il posa les yeux sur elle, le jeune homme n’eut pas peur de voir des écailles de poissons recouvrir ses jambes de sirène : les soirs de veillées, lorsqu’il était tout jeune enfant et qu’il avait encore des parents pour les lui conter, il avait écouté avec intérêt les légendes des filles de l’Océan. Aussi, la salua-t-il avec tout le respect qu’il lui devait.

    Aussitôt, Tallulah s’arrêta de chanter ; elle rougit et baissa les yeux. À ce moment-là, le petit pêcheur devint tout pour elle.

    — Ne vous arrêtez pas de chanter, je vous en prie ! s’emporta tant le petit pêcheur qu’il failli en renverser sa barque.

    Mais Tallulah ne trouva pas le courage de chanter. Aussi, s’adressa-t-elle à lui à la manière des mortels : elle lui parla – elle n’était plus rien ! :

    — Comment t’appelles-tu ?

    — Lonely Drifter, qu’on m’appelle !

    — Quel drôle de nom !

    — Le Vagabond Solitaire, qu’ça veut dire !

    — Pourquoi vagabond ? Et pourquoi solitaire ?

    — À part moi, vous voyez quelqu’un d’autre au milieu de l’Océan ? Non !? Bah voilà pourquoi qu’on m’dit solitaire !

    — Et vagabond ? Ça veut dire quoi vagabond ?

    — C’est comme ça qu’on appelle les gens comme moi, ceux qu’ont pas vraiment de chez eux !

    — Et qu’est-ce que tu fais ici, au beau milieu de l’Océan, au beau milieu de la nuit ?

    — Et vous ?

    — Mais moi, je suis une sirène ! Et hier c’était mon anniversaire ; et mon père, le Roi du Peuple de l’Océan Pacifique, m’a autorisée à rejoindre la surface cette nuit et les deux suivantes. Alors, et toi ?

    — Moi, je suis au service du Roi des Terres Indiennes – celles que vous voyez là-bas (Lonely Drifter pointa du doigt un tout petit bout de terre qu’on peinait à voir. Je dois lui pécher le plus gros des poissons qu’il ait jamais vus ! Sans quoi, il a juré de me pendre demain dès l’aube, à l’heure où le Soleil poudroie, si jamais je ne lui ramenais pas le plus gros poisson qu’il ait jamais vu.

    — Pourquoi ?

    — Eh bien… euh… parce que c’est le Roi et que c’est ce dont il a envie !

    — Mon père est Roi, lui aussi, et jamais idée aussi saugrenue ne lui aurait traversé l’esprit.

    — Alors votre père doit être un bon roi…

    — Il l’est !

    Puis, reportant son attention sur la minuscule canne à pêche de Lonely Drifter, Tallulah se mit à rire. C’était un rire franc et cristallin qui l’étonna – jamais elle n’avait ri de sa vie, il n’y avait que les mortels qui riaient ! – aussi plaqua-t-elle ses mains sur sa bouche pour s’arrêter.

    — Pourquoi qu’vous riez ? Vous vous moquez de moi ?

    — Je ne sais pas. C’est quand j’ai vu ta ligne que j’ai eu envie de… comment dis-tu ? Rire ?

    — Qu’est-ce qu’elle a ma canne à pêche ?

    — Jamais tu n’arriveras à pêcher Monstro avec ton ridicule engin ! C’est Monstro qui te gobera, tout cru, comme une vulgaire crevette !

    — Que… qui est Monstro ?

    — Le plus gros poisson qui ait jamais nagé dans les eaux du Royaume de mon père. À coup sûr, Monstro est le plus gros poisson que ton Roi n’ait jamais vu.

    — Il me le faut ! s’exclama Lonely Drifter en brandissant son poing en l’air en signe de victoire. Et ma fortune sera faite !

    — Laisse-moi te l’offrir ! s’emporta Tallulah à son tour.

    — Vous feriez ça ?

    Tallulah ne répondit pas. Elle se contenta de rougir et de baisser les yeux avant de plonger dans l’Océan Pacifique à la recherche de Monstro.

    Elle le trouva au fond de sa tanière, devant un immense plat remplit de krill. Lorsqu’il posa ses yeux sur elle, un énorme sourire déforma son hideuse face de cachalot.

    — Bien le bonjour, fille de mon Roi ! la salua-t-il. Que me vaut le plaisir de pouvoir vous contempler ? Il est en effet bien rare qu’un de vos semblables ose s’aventurer jusqu’à mon antre !

    — Je suis venu pour te capturer, Monstro ! répondit la petite sirène avec aplomb.

    L’énorme cétacé partit d’un rire franc et massif qui prit de l’ampleur en résonnant contre les parois de la grotte qu’était sa tanière. Tallulah trembla d’effroi – chose qu’elle n’avait encore jamais connue jusque-là non plus !

    — Écoutez-vous, Princesse… vous n’êtes pas sérieuse ?

    — On ne peut plus !

    — Et que feriez-vous de moi ?

    — Je veux t’offrir à un petit pêcheur que je connais et qui te donnera à son Roi.

    — Un petit pêcheur, vous avez dit ?

    — Oui.

    — Un mortel, un humain ?

    — C’est exact.

    Monstro explosa de rire pour la seconde fois.

    — Voyez-vous ça, notre petite sirène est amoureuse d’un mortel humain !

    — Je ne suis pas…

    — Oh ! si vous l’êtes, ma chère ! Chantez pour voir ?

    Tallulah connaissait par cœur toutes ses vieilles légendes qui parlaient de ces sirènes qui, lorsqu’elles avaient chanté leur amoureux, ne parvenaient plus à chanter pour n’importe qui ! Aussi s’efforça-t-elle de chanter pour Monstro. Mais aucune note ne sortit de sa bouche.

    — Je… je…

    — N’arrivez plus à chanter ?

    — Oui.

    — C’est que vous l’avez chanté pour vous, n’est-ce pas ?

    — Oui.

    — Alors vous ne rechanterez plus !

    — Jamais ?

    — Oh ! si, bien sûr ! Mais seulement pour lui, celui que vous avez chanté, celui que vous aimez.

    — Comment, comment me remettre à chanter, pour lui, pour vous, pour moi et pour tous les autres ?

    — Comment regagniez votre liberté, en somme ? (Tallulah acquiesça d’un hochement de tête résigné.) Le seul moyen que je connaisse, c’est que vous l’embrassiez ?

    — Et si jamais cela n’arrivait pas ?

    — Alors c’est qu’il ne vous aime pas. Alors vous perdriez votre voix, pour toujours. Et nous savons tous les deux ce qui arrive aux sirènes qui ne sont plus en état de chanter…

    — Elles deviennent écume, volutes, poussière d’anges et songes…

    — La faute est un poison qui ronge ! Pauvre petite…  Écoutez, j’ai pitié de vous ; et rien que pour vous récompenser du courage qu’il a dû vous falloir trouver pour vous présenter à moi, je vais vous accompagner jusqu’à votre petit pêcheur à qui vous m’offrirez.

    — Tu veux te sacrifier pour moi ?

    — Ah, ah, ah ! Jamais je n’ai dit une chose pareille ; je vous aime bien mais je ne suis pas fou ! Vous me conduirez à lui, j’irai avec lui jusqu’à son Roi que j’effraierai tant qu’il me relâchera dans l’Océan par peur d’être dévoré !

    — Es-tu sûr ?

    — On ne peut jamais être sûr de rien…

    Sur ce, Tallulah conduisit Monstro jusqu’à Lonely Drifter qui, toujours assis à bord de sa frêle embarcation, l’attendait. Lorsqu’il vit le monstre dont il était question, un frisson le parcouru.

    — Il est vraiment énorme, ce poisson. À coup sûr, c’est le plus gros qu’il m’ait été donné de voir !

    — Plaira-t-il à ton Roi ?

    — Pour sûr ! Mais comment j’vais faire pour le ramener jusqu’au port ? Je ne peux décemment pas le monter à mon bord.

    — Je m’en charge !

    — Vous ?

    — As-tu oublié qui je suis ?

    — Non.

    — Alors ne t’en fais pas, je me charge de te ramener au port. Attache-le à la poupe de ta barque et accroche-toi !

      Oh ! je te remercie, ma sirène !

    Tallulah attendit un peu. Peut-être allait-il l’embrasser ? Seulement rien, l’ennui… !

    — Vite, vite, ma sirène… j’aperçois le Soleil qui se lève et il faut que j’apporte ce monstre à mon Roi si je ne veux pas qu’il me passe la corde au cou !

    — Nous reverrons-nous ? demanda-t-elle, triste.

    — Bien sûr ! Demain soir, ici même. Mais pour le moment, ramenez-moi vite au port !

    Alors, sans perdre une seconde, elle plongea sous l’eau et souffla fort en direction du Royaume des Terres Indiennes. Une vague immense prit aussitôt naissance et déferla sur la côte, emportant avec elle Monstro et son petit pêcheur.

    Puis, Tallulah rejoignit le coquillage géant qui lui servait de chambre, au sommet de la plus haute tour du palais sous-marin de son père. Là, elle pleura tout le jour en repensant à son imprudence d’avoir chanté un mortel pour elle. Seul le souvenir du visage souriant de Lonely Drifter réussissait à l’apaiser parfois, mais jamais longtemps.

     

    La deuxième nuit, Lonely Drifter était déjà là, à l’attendre. Son cœur battait la chamade. Il était arrivé avant elle, ce ne pouvait être qu’une preuve de son intérêt !

    — Monstro a-t-il plu à ton Roi ?

    — Beaucoup ! Mais il lui a tant fait peur, qu’au final, il a préféré le rendre à l’Océan plutôt que le garder dans son petit palais !

    Comme Monstro l’avait prédit ! se réjouit Tallulah.

    — J’ai une question à vous poser, lui demanda le petit pêcheur.

    — Je t’écoute…

    — Sauriez-vous, par hasard, quel est le plus beau trésor de l’Océan ?

    — Assurément ! Il n’y a rien de plus beau dans tout l’Océan que le chant des sirènes ! Pourquoi ?

    — Eh bien… euh… c’est encore une des lubies de mon Roi, capitula-t-il. Il a juré de me pendre demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, si jamais je ne lui ramenais pas le plus beau trésor que l’Océan garde jalousement pour lui seul.

    Tallulah trembla à la simple idée de perdre son petit amoureux.

    — Euh… j’en rage autant que j’ai honte d’oser vous demander cela, mais… euh… pourriez-vous me confier votre voix ?

    Tallulah frissonna pour elle, à présent.

    — Mon aimé, poursuivit-elle tandis qu’un large sourit fendait le visage du petit pêcheur, c’est une chose grave que tu me demandes là. Sais-tu ce qui arrive aux sirènes qui perdent leur voix ? […] Elles meurent et se changent en écume, errant pour l’éternité sur le flot des vagues. C’est un sacrifice bien grand que tu me demandes là. Aussi, je ne te la donnerai pas sans que tu répondes à cette question : m’aimes-tu ?

    — Je crois, oui.

    — Croire ne suffit pas ; il faut que tu en sois sûr ! Il en va de ma condition d’immortelle, fille de l’Océan.

    — En ce cas, ce serait mentir que de te dire que je ne vous aime pas ! … Me confierez-vous votre voix ?

    — Je vais te la confiez.

    — Merci.

    — Seulement, tu dois promettre de me revenir demain soir, pour me la restituer.

    — Comment ?

    — Je te le dirai demain. Promets-moi de revenir.

    — Vite, vite, ma sirène adorée… j’aperçois la campagne qui blanchit et il faut que j’apporte ce que l’Océan a de plus beau à mon Roi si je ne veux pas qu’il me passe la corde au cou, si vous voulez me revoir demain !

    Alors, Tallulah fit une alliance des cordes vocales qui lui servaient à chanter et qui, sitôt tressées, se changèrent en un petit anneau d’or, symbole de son amour pour son petit pêcheur. Déjà, Tallulah ne pensait plus au tort que cela pourrait lui faire. À vrai dire, persuadée qu’il lui reviendrait, la petite sirène se dit que la nuit suivante, elle retrouverait sa voix ensorcelante.

    Puis, comme la vieille, Tallulah plongea sous l’eau et souffla fort pour créer cette vague immense qui déferla sur la côte, emportant avec elle sa voix et son petit pêcheur.

     

    La troisième et dernière nuit, lorsqu’elle remonta à la surface, Lonely Drifter ne l’attendait pas. Son cœur s’emballa avant d’avoir un raté.

    Peut-être a-t-il été retenu ? aima-t-elle à penser plutôt que tout autre chose.

    Cela faisait plusieurs heures que Tallulah attendait son petit pêcheur quand un feu d’artifice gigantesque illumina le ciel juste au-dessus du phare qu’on avait éteint pour l’occasion.

    — Qu’est-ce… qu’est-ce que c’est ?

    — Un feu d’artifice, lui répondit une mouette qui vint se poser sur la mer, tout près de la petite sirène émerveillée.

    — Qui peut faire ça ?

    — C’est le Roi des Terres Indiennes, la renseigna une seconde mouette qui venait de les rejoindre.

    — Mais enfin, pourquoi met-il le feu au ciel, ce Roi aux idées saugrenues ?

    — C’est en l’honneur du mariage de sa fille avec un petit pêcheur qui fut le seul à réussir les épreuves qu’il lançait aux hommes qui souhaitaient épouser sa fille, pour trouver le plus brave d’entre eux, le seul qui la mériterait vraiment

    — Des épreuves ?

    — Entre autres : ramener le plus gros poisson que l’Océan ait jamais porté, ainsi que son plus beau trésor : le chant d’une sirène. À ces seules conditions, le jeune homme serait digne d’épouser sa fille : la Princesse du Royaume des Terres Indiennes.

    — Lonely Drifter !? sanglota Tallulah qui venait de comprendre la trahison.

    — Oui, c’est son nom. Tu le connais, Princesse ?

    — Je l’ai chanté pour moi…

    — Oh ! s’exclama le couple de mouettes en chœur qui ne savaient que trop ce que cela signifiait.

    — Il avait dit qu’il reviendrait, qu’il m’aimait, qu’il me rendrait mon chant…

    — Les mortels humains… on ne peut pas leur faire confiance, Princesse ! ragea la première mouette.

    — Mais il avait promis !

    — Les hommes…

    Dans le ciel, les lumières du feu d’artifice laissèrent place à celle, encore faible, du Soleil qui se levait.

    Dans l’eau de mer, la Petite Sirène pleurait – des larmes de lait, les larmes des sirènes ! Elle pleurait plus son amour pour le petit pêcheur que sa peur de mourir. Et, tandis qu’elle se vidait de ses larmes, elle sentit son corps se dissoudre en écume.

    Combien de temps erra-t-elle malheureuse, en volutes, chevauchant les vagues ? Une heure ? Un jour ? Un mois ? Un an ? Un siècle ? Le temps est un élastique quand on est une âme en souffrance… et immortelle de surcroît !

     

    Un jour, l’Océan eut pitié de la petite sirène et de ses larmes de lait qui souillait ses flots. Aussi les vagues la portèrent-elles jusqu’à la plage où son corps d’écume échoua. La Petite Sirène pleura encore trois jours et trois nuits avant qu’au matin du quatrième, le Soleil ne se prenne d’amour pour elle et ne l’appelle à lui. Tallulah s’éleva dans le ciel sans pourtant cesser de pleurer. Lorsque le Soleil disparut – à contre cœur – pour laisser place à la Nuit, les pleurs de la sirène redoublèrent. Elle versa tant et tant de larmes que celles-ci formèrent un immense ruban lacté reliant le Ciel à la Terre. Bientôt, une sirène en mal d’amour, comme Tallulah emprunta la Voie Lactée pour rejoindre sa sœur et pleurer avec elle. Puis il y en eut une seconde, une troisième et une autre encore.

    Ainsi, au fil des siècles, la Voie Lactée est-elle devenue le Paradis des sirènes.


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